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Restaurer l’humanité – Anniversaire du génocide Yézidis

A l’aube du triste 6e anniversaire des massacres de Sinjar commis le 3 août 2014 par les troupes de l’État Islamique contre les populations yézidies, comment oublier ces images bouleversantes qui font le tour du monde ?

Des hommes systématiquement exécutés par les djihadistes tandis que des milliers de femmes et d’enfants sont enlevés et convertis de force à l’Islam. Des milliers de femmes et de jeunes filles sont réduites à l’esclavage sexuel, tandis que les jeunes garçons sont enrôlés comme enfants-soldats. Une omniprésence de la haine, celle qui déshumanise et lève toutes les inhibitions, tous les interdits. Des massacres en masse, des corps jetés dans les fosses ou donnés en nourriture aux chiens, des femmes vendues dans des marchés aux bestiaux pour le prix d’un paquet de cigarettes, programmées pour devenir ces ventres obscurs qui mettront au monde la future armée au service du drapeau noir du Califat.

Alors que la notion de crime contre l’humanité n’existe pas dans la législation irakienne et que les poursuites sont uniquement menées sur la base d’accusations de terrorisme, aucune réparation des victimes n’a été entrepris, ni par la Cour pénale internationale, ni par les instances irakiennes.

Les crimes génocidaires induisent un deuil impossible, les victimes étant gelées dans un espace-temps traumatique qui s’étend jusqu’à la filiation. Tous les symboles liés à la vie sont détruits. Et pourtant, se pose une question essentielle, toujours la même : comment restaurer l’humanité après un tel anéantissement ? Autrement dit : est-ce que de la vie peut naître de la mort ?

Les stratégies de survie

Dans les camps, dans les prisons où vivent les enfants et les esclaves sexuelles, les victimes élaborent des stratégies de résistance, pour « résister à l’écrasement ou à la pulsion de mort ». Par exemple, les enfants-soldats victimes de tortures et prisonniers dans les camps militaires à Raqqa jouent pour assurer le maintien d’un espace propice à la transformation et l’appropriation symbolique. Ils peuvent jouer avec ce qu’ils trouvent, par exemple au foot avec des têtes coupées. Le jeu permet une coupure avec le réel, de lutter contre l’angoisse, de rétablir un espace protégé et sécurisant. Ces enfants essaient de se départir de la toute-puissance envahissante de l’oppresseur. Leur monde est en miettes, et c’est l’imaginaire qui permet à l’enfant de renouer avec son corps, dont l’unité a volé en éclat sous l’effet du choc traumatique.

Le jeu est la première chose que nos équipes médicales et psychologiques vont remettre en route dès que les victimes seront libérées.

Chez les jeunes filles victimes de trafic sexuel, l’horreur du corps morcelé empêche les fillettes de grandir. Nous avons des petites filles de 7 ou 8 ans qui ont été parfois été violées devant leur mère ou leur frère. Elles n’ont plus d’image d’elles-mêmes parce que le viol détruit l’image du corps. Ces fillettes sont incapables de se regarder devant un miroir, car elles détestent ce corps à travers lequel elles voient l’ombre et les gestes de leur bourreau. Cette atteinte à l’image du corps en plus du crime vécu rajoute une couche supplémentaire à leur incapacité à aimer leur corps, engendrant un ensemble de troubles physiques que ces fillettes vont développer, comme les eczémas, le syndrome du côlon irritable, l’incontinence urinaire, l’absence de règles, etc.

Le sens d’une vie est tissé de représentations, de souvenirs, d’images. L’enfant accumule ces images et représentations pour construire le futur homme de demain. Le traumatisme a pour effet premier de fracasser cette bulle de l’imaginaire. Le Survivant va développer des stratégies de survie pour reconstruire des représentations positives, de créer un lien avec ce qui peut représenter une image du soi, et réinstaurer ainsi une part de narcissisme.

Les chemins possibles de la Résilience

Plus haut avec l’exemple des enfants-soldats, nous avons évoqué le jeu comme un canal de résilience. Mais il en existe bien d’autres … Parler est difficile, et pas toujours évident. L’art, l’écriture, la musique, le témoignage permettent aux victimes de sortir de la sidération traumatique. A leur retour des camps, les Survivants arméniens et juifs ont dû faire face à l’indifférence du monde. Le déni renforce la croyance que l’Autre a été définitivement détruit par l’agresseur tout-puissant. Se réinscrire dans l’humanité est probablement impossible à la première génération. Mais ce travail doit être initié pour aider les descendants à surmonter le traumatisme et briser les chaînes de la douleur et du deuil. C’est dans ce travail d’adaptation, que nous essayons avec l’association Elisecare de réparer les blessés de guerre et les Survivants Yézidis.

Créer, c’est transformer, à partir du refoulé traumatique, car le refoulement amène à la sublimation. La sublimation est la présentation d’un vécu d’une manière qui n’est pas celle de la réalité. L’art, la musique et l’écriture sont des produits de la sublimation, qui permettent de maitriser l’angoisse, pour reconstruire le monde. Tout en permettant de faire exister le meurtre, c’est une façon d’ensevelir les morts pour restituer l’humanité, dans un linceul de papier et de mots, de notes de musiques, de créations artistiques. L’art nourrit le corps, et permet aussi de se vivre psychiquement en racontant ce qui est impossible à dire, avec la dose d’affect propre à chacun.

L’art nourrit la vie : « il faut que je fabrique de la vie avec toute cette mort ».

Urgence Arménie

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